Le basho de mars 1996 se déroule dans de très mauvaises conditions pour Kirishima. Son sumô est hésitant et l'on sent bien que quelque chose ne va pas. Son entourage immédiat le pousse à s'arrêter depuis déjà plusieurs mois, mais jusque là il tient tête.
Son dernier dohyô-iri - dans le keshô-mawashiqu'il
avait porté aux derniers basho
Pour voir chaque photo agrandie, cliquer sur
l'image.
Quelque chose laissait sentir qu'il ne se trouvait pas dans son état normal
Or, jour après
jour, les défaites s'accumulent. La tension commence à
monter au sein de ses admirateurs. Le public, qui pressentait le
drame caché et redoutait son départ, lui réservait
un accueil de plus en plus chaleureux : les applaudissements se faisaient
de plus en plus frénétiques au fil des jours et, vers le
milieu de ce basho alors que les perspectives d'un makekoshi
commençaient à se dessiner, l'émotion de la salle
redoublait d'intensité et certaines salves se terminaient en dramatiques
cris déchirants. Au quatorzième jour, il n'a que trois
victoires et en est à sa onzième défaite.
C'est dans une ambiance
fiévreuse que Kirishima livre son dernier combat de la saison, contre
Kotoryû, dans une salle où se mélangent acclamations
et cris d'affliction. Il se laisse soulever et expulser sans avoir
le temps d'intenter le moindre geste. A cette défaite, la
salle avait été traversée par un frisson d'horreur...
C'est bien là la fin. C'est à ce moment qu'il se rend
à l'évidence. Il fait part de sa décision à
la foule des journalistes qui l'attendait à la sortie.
La
nouvelle se répand sur le champ dans les médias au Japon
et a tôt fait de gagner nombre de pays dans le reste du monde, véhiculée
soit par les satellites de télévision soit par l'Internet.
De nombreux messages de solidarité et de sympathie lui sont adressés
de tous les coins de la planète. (Nous avons eu l'honneur
et le plaisir de contribuer à la traduction d'un certain nombre
de ces messages, ce qui nous a coûté trois nuits blanches
suivies d'une quizaine de jours de travail intensif et nous a laissé
un souvenir inoubliable.)
C'était le
24 mars 1996, un jour mémorable.
Certaines
revues et périodiques ont publié une partie de ces messages,
les uns plus touchants que les autres... Il serait sans doute intéressant
d'en donner des extraits ici, mais nous ne disposons plus actuellement
des documents originaux. Un type de messages qui nous avait particulièrement
frappé à l'époque, qui revenait sous différentes
formes : "vous représentez pour moi un modèle à
suivre dans ma vie de chaque jour"... une phrase qui nous
avait donné à réfléchir par son sens un peu
inattendu. Certains se disaient "je n'ai que quelques semaines
(ou quelques mois) de moins (ou de plus) que Kirishima..." ou encore
"j'ai dix, douze, quinze ans de plus que lui..." sur un ton pensif,
comme si cette situation les mettait eux-mêmes en face d'un moment
de vérité qui les contraignait à faire le point sur
leur propre vie.
Aujourd'hui, on peut
se demander comment Kirishima lui-même a vécu cette période
cruciale de sa vie, ce tournant après vingt-et-un ans de vie de
lutteur. Il n'a pris sa décision de se retirer qu'au dernier
jour du basho. Mais ce n'est pas une rétrogradation en jûryô
qui aurait pu lui faire peur. Le sumô, c'était
sa "vocation" - il suppose un idéal basé sur des efforts
constants et permanents de dépassement de soi. Le fait même
de devoir se dépasser donnait un sens à sa vie, et les problèmes
qui pouvaient surgir devant lui ne devaient faire que stimuler au contraire
sa combativité naturelle. Il cite lui-même sa conception
du rikishi:
"J'étais déterminé
à aller jusqu'au bout, même en essuyant défaite sur
défaite. Un rikishi se doit de continuer à combattre
aussi longtemps qu'il en est capable, même s'il se trouve diminué
par un quelconque problème physique." (Mémoires d'un lutteur
de sumô) "Doit-on laisser tomber toutes ses motivations,
juste pour sauver l'honneur pâli d'une étiquette ? ...
Mon attachement pour le dohyô représentait plus que
cela." "A quoi cela rimait-il de se poser toutes
ces questions ? Cela ne revenait qu'à se torturer. N'est-on
pas responsable de sa propre existence, et censé en tenir soi-même
les rênes ? A force de douter, j'aillais finir par perdre l'énergie
vitale qui m'était nécessaire pour mener mon combat."
(ibid.)
Nous avons donc un
décalage assez net par rapport à ce que le public (et surtout
les média) peuvent bien ressentir ou imaginer de leur côté.
Certains de ses admirateurs n'ont pas supporté de le voir essuyer
des défaite. Ils ont ressenti celles-ci comme de véritables
humiliations personnelles. D'autres ont simplement entrevu que la
fin était proche.
Mais n'oublions pas
qu'un lutteur qui se respecte ne peut pas s'abaisser à accorder
une valeur démesurée à une perte ou à un gain
: tout cela se succède et s'enchaîne selon les conditions
du moment - il y est accoutumé et cela fait partie des "grandeur
et misère" de la vie d'un rikishi. Il ne faut pas grand'chose
pour essuyer une défaite; il suffit juste d'un petit handicap qui
va empêcher de donner tout votre potentiel, d'une petite faille dans
le circuit pourtant si bien huilé. Bref, pour un rikishi
comme Kirishima, ce n'est pas le fait de gagner ou de perdre qui reste
important. Ce qui compte, c'est la conscience d'avoir "fait de son
mieux" dans un combat mené comme il l'entend. Or, Kirishima,
durant ces derniers jours, n'est pas parvenu à engager de véritable
combat.
Il est un fait qu'il a mal vécu les quinze jours de cette saison. Il semblait résigné d'emblée et paraissait à moitié absent (un certain ralentissement de ses réflexes, pourtant si aigus en temps normal). Quoi qu'il en soit, il est vain de se lamenter en regrets car on ne saurait rester rikishi en activité toute sa vie, et il arrive forcément un moment où il faut savoir s'arrêter... Quelle que soit la peine que cela coûte.
Kirishima prend ainsi le nom d'ancien de Shikoroyama, et reste en tant qu'oyakata dans l'Izutsu-beya.
Quelques jours après,
paraît son livre Fumareta mugi wa tsuyoku naru (Mémoires
d'un lutteur de sumô) dont le manuscrit venait d'être achevé
trois semaines auparavant. Kirishima précise clairement
que ce qui a motivé sa rédaction c'est le besoin de faire
comprendre sa situation réelle de rikishi, en particulier
pour répondre aux slogans et aux fabulations de la presse...
Ce livre doit donc être considéré comme une sorte de
"mise au point" contre les croyances injustifiées.
En ce sens, le livre fournit un
portrait fort honnête de ce qu'est un lutteur de sumô.
Il est indéniable que le départ de Kirishima a marqué pour beaucoup la fin d'une ère. Un certain nombre d'admirateurs a dû même, fort probablement, se détourner définitivement du sumô, en ne trouvant plus ailleurs cette dignité qu'il incarnait.