De Kirishima à Michinoku...

- Première partie -
Les spectateurs tenus en haleine par quinze jours éprouvants...
(du 10 au 24 mars 1996)

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   Le basho de mars 1996 se déroule dans de très mauvaises conditions pour Kirishima.  Son sumô est hésitant et l'on sent bien que quelque chose ne va pas.  Son entourage immédiat le pousse à s'arrêter depuis déjà plusieurs mois, mais jusque là il tient tête.

Son dernier dohyô-iri - dans le keshô-mawashiqu'il avait porté aux derniers basho
          
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Quelque chose laissait sentir qu'il ne se trouvait pas dans son état normal

   Or, jour après jour, les défaites s'accumulent.  La tension commence à monter au sein de ses admirateurs.  Le public, qui pressentait le drame caché et redoutait son départ, lui réservait un accueil de plus en plus chaleureux : les applaudissements se faisaient de plus en plus frénétiques au fil des jours et, vers le milieu de ce basho alors que les perspectives d'un makekoshi commençaient à se dessiner, l'émotion de la salle redoublait d'intensité et certaines salves se terminaient en dramatiques cris déchirants.  Au quatorzième jour, il n'a que trois victoires et en est à sa onzième défaite.
   C'est dans une ambiance fiévreuse que Kirishima livre son dernier combat de la saison, contre Kotoryû, dans une salle où se mélangent acclamations et cris d'affliction.  Il se laisse soulever et expulser sans avoir le temps d'intenter le moindre geste.  A cette défaite, la salle avait été traversée par un frisson d'horreur...  C'est bien là la fin.  C'est à ce moment qu'il se rend à l'évidence.  Il fait part de sa décision à la foule des journalistes qui l'attendait à la sortie.

(Ce dernier combat est détaillé, image par image, dans la page "Le dernier combat de Kirishima" : lien à la fin de la présente page)

   La nouvelle se répand sur le champ dans les médias au Japon et a tôt fait de gagner nombre de pays dans le reste du monde, véhiculée soit par les satellites de télévision soit par l'Internet.  De nombreux messages de solidarité et de sympathie lui sont adressés de tous les coins de la planète.  (Nous avons eu l'honneur et le plaisir de contribuer à la traduction d'un certain nombre de ces messages, ce qui nous a coûté trois nuits blanches suivies d'une quizaine de jours de travail intensif et nous a laissé un souvenir inoubliable.)
   C'était le 24 mars 1996, un jour mémorable.

   Certaines revues et périodiques ont publié une partie de ces messages, les uns plus touchants que les autres...  Il serait sans doute intéressant d'en donner des extraits ici, mais nous ne disposons plus actuellement des documents originaux.  Un type de messages qui nous avait particulièrement frappé à l'époque, qui revenait sous différentes formes :  "vous représentez pour moi un modèle à suivre dans ma vie de chaque jour"...  une phrase qui  nous avait donné à réfléchir par son sens un peu inattendu.  Certains se disaient "je n'ai que quelques semaines (ou quelques mois) de moins (ou de plus) que Kirishima..." ou encore "j'ai dix, douze, quinze ans de plus que lui..." sur un ton pensif, comme si cette situation les mettait eux-mêmes en face d'un moment de vérité qui les contraignait à faire le point sur leur propre vie.
   Aujourd'hui, on peut se demander comment Kirishima lui-même a vécu cette période cruciale de sa vie, ce tournant après vingt-et-un ans de vie de lutteur.  Il n'a pris sa décision de se retirer qu'au dernier jour du basho. Mais ce n'est pas une rétrogradation en jûryô qui aurait pu lui faire peur.  Le sumô, c'était  sa "vocation" -  il suppose un idéal basé sur des efforts constants et permanents de dépassement de soi.  Le fait même de devoir se dépasser donnait un sens à sa vie, et les problèmes qui pouvaient surgir devant lui ne devaient faire que stimuler au contraire sa combativité naturelle.  Il cite lui-même sa conception du rikishi:
   "J'étais déterminé à aller jusqu'au bout, même en essuyant défaite sur défaite.  Un rikishi se doit de continuer à combattre aussi longtemps qu'il en est capable, même s'il se trouve diminué par un quelconque problème physique." (Mémoires d'un lutteur de sumô)   "Doit-on laisser tomber toutes ses motivations, juste pour sauver l'honneur pâli d'une étiquette ? ...  Mon attachement pour le dohyô représentait plus que cela."     "A quoi cela rimait-il de se poser toutes ces questions ?  Cela ne revenait qu'à se torturer.  N'est-on pas responsable de sa propre existence, et censé en tenir soi-même les rênes ?  A force de douter, j'aillais finir par perdre l'énergie vitale qui m'était nécessaire pour mener mon combat."  (ibid.)

   Nous avons donc un décalage assez net par rapport à ce que le public (et surtout les média) peuvent bien ressentir ou imaginer de leur côté.  Certains de ses admirateurs n'ont pas supporté de le voir essuyer des défaite.  Ils ont ressenti celles-ci comme de véritables humiliations personnelles.  D'autres ont simplement entrevu que la fin était proche.
   Mais n'oublions pas qu'un lutteur qui se respecte ne peut pas s'abaisser à accorder une valeur démesurée à une perte ou à un gain :  tout cela se succède et s'enchaîne selon les conditions du moment - il y est accoutumé et cela fait partie des "grandeur et misère" de la vie d'un rikishi.  Il ne faut pas grand'chose pour essuyer une défaite; il suffit juste d'un petit handicap qui va empêcher de donner tout votre potentiel, d'une petite faille dans le circuit pourtant si bien huilé.  Bref, pour un rikishi comme Kirishima, ce n'est pas le fait de gagner ou de perdre qui reste important.  Ce qui compte, c'est la conscience d'avoir "fait de son mieux" dans un combat mené comme il l'entend.  Or, Kirishima, durant ces derniers jours, n'est pas parvenu à engager de véritable combat.

   Il est un fait qu'il a mal vécu les quinze jours de cette saison.  Il semblait résigné d'emblée et paraissait à moitié absent (un certain ralentissement de ses réflexes, pourtant si aigus en temps normal).  Quoi qu'il en soit, il est vain de se lamenter en regrets car on ne saurait rester rikishi en activité toute sa vie, et il arrive forcément un moment où il faut savoir s'arrêter...  Quelle que soit la peine que cela coûte.

   Kirishima prend ainsi le nom d'ancien de Shikoroyama, et reste en tant qu'oyakata dans l'Izutsu-beya.

   Quelques jours après, paraît son livre Fumareta mugi wa tsuyoku naru (Mémoires d'un lutteur de sumô) dont le manuscrit venait d'être achevé trois semaines auparavant.  Kirishima  précise clairement que ce qui a motivé sa rédaction c'est le besoin de faire comprendre sa situation réelle de rikishi, en particulier pour répondre aux slogans et aux fabulations de la presse...  Ce livre doit donc être considéré comme une sorte de "mise au point" contre les croyances injustifiées.
En ce sens, le livre fournit un portrait fort honnête de ce qu'est un lutteur de sumô.

   Il est indéniable que le départ de Kirishima a marqué pour beaucoup la fin d'une ère.  Un certain nombre d'admirateurs a dû même, fort probablement, se détourner définitivement du sumô, en ne trouvant plus ailleurs cette dignité qu'il incarnait.

- à suivre -
Le dernier combat de Kirishima

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